LES PETITS DAMNES DE LA TERRE . La chanson est l’art du peuple. Avant que des filous en fassent une source d’abondant profit, elle était la parole des pauvres gens, des maltraités, des humiliés. Tout le monde peut écrire une chanson. Les plus beaux textes, la source même de la poésie se trouvent au cœur de la souffrance.
Nous sommes en 2001, à l’époque je construis au théâtre de l’Albatros à Reims un spectacle de chansons avec des adolescents placés en foyer. C’est là, au détour d’une conversation avec Didier Aubry, que je découvre qu’il n’y a pas que des ados qui sont placés en foyer mais aussi des tout petits.
Au centre d’éducation spécialisé de Bezannes, dans un château entouré d’un grand parc et situé à quelques kilomètres de Reims, ils sont une vingtaine de petits moineaux qui hurlent leur malenfance et frappent le monde du haut de leur sept-huit ans. Ici tout est déjà cassé....
Je décidai alors de les inclure dans tous mes projets à venir. C’est ainsi que grâce à la grande conviction de toute l’équipe éducative, nous avons collecté des “je veux” sous forme de petits billets anonymes pour en faire la chanson qui ouvre le disque :
JE VEUX JE VEUX. En effet un des enfants avait écrit sur un de ces petits billets secrets non pas je veux une télé, un portable ou un petit chien mais : “je veux je veux ”.
Ils portent en eux toutes les erreurs de notre société, à la fois en quête d’un abri “je veux je veux du respect de l’amour”, à la fois prêts à partir en courant n’importe où “je veux je veux rentrer à la maison”. Tout est à reconstruire, tout est à oublier, mais les cris, les larmes, les coups partent malgré eux.
Le premier spectacle que nous montons avec les éducateurs Isabelle Jolly et Albert Sturionne s’appellera “c’est pas du karaoké”. Ce sont les jeunes qui vont l’écrire au lieu de lire des textes qu’on leur imposerait. La table d’écriture située dans la cuisine du petit théâtre pourrait raconter à elle seule tous les malaises de la jeunesse en crise tant elle a pris de coups de poings, de coups de gueule, d’amour et de poésie.
Un des jeunes, Maurice, est là, il a derrière lui 17 ans d’arrogance et de perdition. Les cicatrices qušil porte sur le visage en disent long sur son quotidien. Fan de Johnny il fait semblant de chanter au micro, son crâne est rasé, il ne reste qu’une mèche rebelle devant comme un drapeau du désespoir. Il a déjà passé une dizaine d’années en foyer et il a deux chansons dans sa poche.
La première, griffonnée sur un papier froissé, s’intitule
LA HAINE. Il me la chante presque dans sa version actuelle, comme ça, sans musique, et me dit que jamais il n’aura le droit de la chanter. Je décide d’ajouter une mélodie criée entre les couplets pour que les autres participent et découvrent en mê me temps la joie de chanter ensemble qu’éprouvent d’ordinaire les jeunes sans s’en apercevoir. Ce sera le début d’une longue série de refrains hurlés autour de cette fameuse table aux cendriers débordant de mégots de cigarettes volées...
Le point commun de toutes les écritures jaillissantes, c’est le besoin de raconter la famille, la souffrance, l’amour et surtout l’urgence de régler des comptes avec les adultes. Maurice m’apportera le lendemain le texte de MAUVAIS GOSSE
, sans doute parce qu’il vient de comprendre qu’il a le droit de tout dire et que moi et mon accordéon on peut faire du rock pour lui.
L’écriture est difficile parfois. Les fautes d’orthographe fusent et la main tremble. Alors Isabelle est là, à côté de Cindy qui lui souffle des morceaux de vie, elle pleure, rit, s’énerve. Je suis assis juste en face d’elles et je comprends : tout est là, dans cet instant. Il ne faudra surtout pas le perdre. Elle écrit “la vie est parfois belle mais parfois trop injuste, pourquoi ?” ce sera le refrain c’est sûr.
Cindy la tête baissée chante à mi-voix, les autres, moins concernés par son histoire, hurlent et tapent dans les mains ! Dans les heures et les jours qui suivent nous la chantons en boucle : la souffrance s’est transformée en joie !
LA VIE EST PARFOIS BELLE sera chantée dans un spectacle intitulé “c’est tout c’qu’on veut” au Centre Dramatique National de Reims par Cindy devant 400 personnes.
Creuser, aller chercher dans les non-dits, faire dire l’indicible et créer par la sincérité de notre présence non pas les larmes, non pas la colère, mais l’enthousiasme. C’est de cet enthousiasme que va naître la première œuvre collective. Pour commencer le projet, je prépare quelques sujets que je mets dans une corbeille et je propose de tirer au sort. Le premier sujet tombe sur la table : la solitude.
Tout doit aller vite, il faut composer la musique avant que le coup ne parte. Montrer qu’on les écoute avant qu’ils ne fuient.
SI TU SAVAIS est écrite en une heure. Jérémy écrit “si tu savais comme on est seul”, Michel rajoute “si tu savais comme on est”, je vais garder les deux et dessiner leur hésitation avec des répétitions “si... si tu... si tu savais...”
J’explique alors aux jeunes que quand l’écriture est collective, le spectateur ne sait pas qui a écrit quoi et qu’ainsi on peut se livrer sans que personne ne sache d’où ça vient. Alors les filles vont commencer à se lâcher. Jennifer raconte l’enfermement : “toute seule dans mon placard et les yeux cernés de noir je défie le hasard”.... Puis Bénédicte, la souffrance mentale et les pulsions suicidaires : “je suis seule, tellement seule, je vais y rester ”...

Dans cette chanson la troupe commence à s’intéresser au monde extérieur “la solitude mais laquelle, celle des pauvres, dépourvus : dieu qu’elle est belle” ! Je décide de pousser le bouchon et propose un thème récurrent : la justice. Je le fais comme si je proposais un texte sur la nature ou les bonbons à la menthe. Ils se plongent alors naturellement sur leurs feuilles blanches, chacun dans son monde et chacun dans son parcours judiciaire mais unanimes quant au traitement. La chanson s’appellera L’INJUSTICE. Dans cette chanson ils vont s’en prendre aux adultes, toujours grâce au principe de l’anonymat. Tout y passe, la guerre, la maladie, le racisme, les couches sociales, le manque d’amour : ils se défoulent dans la poésie !
Nous avons pris l’habitude de lire à voix haute le texte que chacun a écrit comme une première présentation aux autres et surtout pour s’encourager. Pour faire rire ses copains Kevin fait un commentaire “l’injustice, c’est une puce qui pique !”, “ça pique mais ça fait des cicatrices ” ! rajoute spontanément Jennifer “une injustice de plus !” ironise Michel. Je n’ai plus qu’à réunir ces cris du cœur et les mettre en ordre !
Après cette première expérience de création il nous apparaît que l’environnement quotidien, le foyer, la cantine et pour certains le retour le soir au domicile familial nuisent à la concentration.
Pour l’élaboration de “c’est tout c’qu’on veut”, nous partons à la campagne, dans un gîte totalement isolé au milieu des vaches et des cochons, à Courcelles sur Aujon. Là les portables ne captent pas, il n’y a pas un café, pas une épicerie, la première maison est à 10 kilomètres ! Pendant une semaine nous n’avons fait qu’écrire, faire la cuisine et chanter. Le principe est simple : imagine-toi que tu peux demander tout ce que tu veux et qu’on va prendre tes désirs en considération. C’est ainsi qu’ils vont aligner 128 doléances, certaines farfelues, d’autres impossibles mais certaines aussi très vraies “Je veux être libre de mes actes de mes paroles et surtout de moi-même” ou “je veux que la tristesse parte et que le monde soit plus heureux”.
C’EST TOUT C’QU’ON VEUT sera la chanson finale du spectacle, chantée par les vingt-deux petits de Bezannes, les huit jeunes, la compagnie théâtrale de l’Albatros et trois chorales : Musicalis de Reims, Les grains d’argent de Bezannes et le Gros Coeur d’Ivry sur Seine, environ 150 personnes.
Cette période d’écriture, sans doute la plus forte, la plus intense de toutes, nous livre aussi une formidable forme d’espoir : “je suis au plus profond du trou mais un jour je m’en sortirai” “partir mais sur un bon principe et c’est là mon tout premier but” Les mots sortent comme pour donner les vraies raisons “mes ambitions sont un peu vagues mais je sais bien ce que je veux”. Le refrain que nous décidons très “variété” résume à lui seul l’ensemble du travail que nous faisons : IL FAUDRA NOUS FAIRE CONFIANCE
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Un matin Aurore m’apporte très timidement un texte fait la nuit, ou, qui sait, fait peut-être longtemps avant notre rencontre. Elle a confiance, elle sait que je ne vais pas poser de questions. J’ouvre la feuille, le texte est là, implacable et droit dans sa douleur, je décide de créer une musique facile à harmoniser pour que les trois chorales puissent la chanter avec elle. FILLE, ici soulignée par les violons de Bertrand Belin, est interprétée au CDN de Reims à quatre voix par les trois chorales, les huit jeunes et Aurore en avant scène. La déferlante d’amour qui lui tombe dessus a sûrement changé quelque chose à sa vie. Cette chanson va désormais servir de béquilles aux autres, c’est là aussi le rôle de l’écriture. C’est là la clé, leur montrer qu’on pense à eux, qu’ils existent vraiment et que leur vie n’est pas un vide.
Pour la création d’un spectacle il faut, au début, une idée générale; ensuite ce sont eux qui font tout, nous on se contente de sublimer. Cette fois, je propose d’inventer un pays de rêve. Très vite émerge une grande idée que nombre de psychologues pourraient exploiter : “l’île aux corbeaux blancs ” qui est sans doute le spectacle le plus dur que nous ayons monté. Dès l’annonce du titre, Jérôme donne le ton et nous fait remarquer que ÇA N’EXISTE PAS
C’est tellement beau qu’à sa grande surprise je le garde dans la chanson pour en faire le refrain.
Un matin, dans la petite cuisine-atelier de l’Albatros alors que tout le monde est penché sur sa feuille, une éducatrice venue de Troyes passe la porte sans prévenir et pousse assez violemment une jeune fille un peu paumée en nous lançant “bon, ben j’vous la laisse !”. Je décide avec les jeunes de mettre cette scène dans le spectacle !
Elle venait de nous amener Carine, 17 ans, alcoolique, droguée mais belle et troublante. Dès le début elle met le feu dans la gente masculine qui du coup s’oppose à nous et nous défie. Alors, pensant se moquer des adultes et par là même de nous, Carine et Frédéric, unis dans leur révolte alcoolique, écrivent TROQUEZ VOS ENFANTS, là il ne faut pas baisser les bras, il faut les suivre immédiatement, les surprendre. Dix minutes à peine après la remise du texte qu’ils imaginent inchantable, alors même qu’ils pensent se faire renvoyer de l’atelier, nous chantons à tout cœur comme on chante à la fin d’un banquet cette ode aux violences de l’alcool dont ils sont la preuve vivante.
Frédéric est un garçon qui a des problèmes d’élocution, il bégaye et ne peut pas chanter. Mais de cette joie de chanter va venir la confiance qui va le conduire à nous demander d’écrire sa vie, ou plutôt la vie de son père. Afin de l’aider dans l’écriture je lance l’idée de répondre en rime à ses phrases ce qui donne des phrases à la fois drôles et violentes comme “ Et l’argent vient à manquer : porte-monnaie ”, “L’alcoolisme s’est installé : douze degrés” Frédéric réussira à chanter LE CERCLE VICIEUX
avec le chœur des jeunes sur une musique gaie et entraînante. La violence transcendée et toutes les injustices sociales jetées là dans un bégaiement chanté-parlé : “dans ce monde mon ami, y a pas que des gens heureux”.
Ce qui est très émouvant chez cette jeunesse massacrée c’est l’omniprésence du besoin d’écrire même en cachette. Depuis plusieurs jours je dialogue avec un groupe placé en centre éducatif fermé. Julie vient chaque jour, s’installe à la table et pose son visage dans ses bras comme pour dormir. Autour d’elle ça crie, ça hurle, ça chante et ça rit. Elle ne bouge que pour soupirer. Au quatrième jour, à la pause, elle reste un peu. Je lui dis “toi, tu as un cahier de poésie, c’est sûr” Le plus simplement du monde elle me répond “oui”, se lève et file dans sa chambre. Trois minutes plus tard, elle m’apporte deux cahiers, un bleu et un rouge. Le rouge, je ne le lirai jamais. Par contre elle m’ouvre le bleu. A l’intérieur, écrits en mauve, trois poèmes : SEULE, qu’elle refuse de chanter et que je vais mettre en musique quand même en le faisant chanter au début par Armelle Dumoulin venue m’assister, ENVIE DE PARTIR, que les filles vont reprendre tout de suite comme une ode à la douleur intime et enfin ces quelques lignes qui, à elles seules, résument tout le mal-être adolescent : “si je t’aime, aime-moi. Si je pleure, console-moi. Si j’ai peur, rassure-moi, mais si je meurs, je t’en supplie, ne me suis pas”. Tout de suite nous la chantons comme un hymne.
SI JE T’AIME sera le final du spectacle "destin" où les jeunes, debout sur la table, faisaient apparaître une banderole où était écrit : “le cri est toujours le début d’un chant.“
Par la suite Julie est devenue une des plus virulentes actrices, très énergique, très drôle et très volontaire; mais jamais elle ne réussira à chanter seule. Curieusement ce sont les autres filles qui chantent pour elle, comme un signe de solidarité féminine. Et c’est de cette solidarité non dite que naît l’idée: l’autre aussi peut en profiter, si tout le monde chante on ne saura pas que c’est mon histoire mais c’est tout de même mon histoire qu’on va entendreŠmême si, pour se cacher on y pose un titre ironique comme POEME A L’EAU DE ROSE, qui, en fait, relate des violences amoureuses “toutes tes caresses me blessent”, tout en ouvrant le champ des possibles “nous irons traverser le ciel, ce monde parallèle”.
Un soir où je m’apprêtai à rentrer, Nadège, la maîtresse d’école du centre éducatif fermé, m’apporte trois feuilles. Amandine ne sait pas faire de poème et ne veut pas écrire devant les autres. Alors elle est allée raconter son histoire à la maîtresse pour en faire une chanson. Sur ces trois feuilles jetées comme une bouteille à la mer, tout est dit. Dans le désordre et parmi les lignes bouleversantes, cette phrase “je commence à me reconnaître et je vous confie mes pensées parce que je sais pas où les mettre”. A peine rentré chez moi je décide de composer immédiatement une musique et de la lui envoyer par internet. Miracle de la technique moderne, le lendemain, dans le bureau du directeur, elle entend une voix d’adulte lui chanter sa vie dans l’ordinateur : LA DEMOISELLE ALLER RETOUR.
Le plus difficile dans nos aventures est bien sûr le moment de la séparation. Très souvent ils ne veulent pas s’arrêter et rechantent pendant des heures les chansons comme pour ne pas les perdre, parce qu’ils savent que dans peu de temps ils vont être majeurs et que plus personne ne s’occupera d’eux. Que ce disque leur fasse signe, là où ils sont.
J’ai juste changé les prénoms pour que le secret reste entre nous.

Christian Paccoud

 

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